Un voyage musical à quatre mains dans la Vienne impériale du XIXème siècle, lieu de rencontre entre les cultures d’Europe de l’Ouest et de l’Est ou se mêlent danse, fougue et mélancolie.
La Valse, symbole du rayonnement de l’Autriche des Habsbourg, atteint une nouvelle dimension artistique grâce au génie de Johannes Brahms, viennois d’adoption qui nous offre seize valses aussi différentes que caractérisées.
Venue de l’autre rive du Danube, la musique tzigane sera également à l’honneur dans les Danses Hongroises du même compositeur. Elle a influencé les traditions occidentales bien des années auparavant comme en témoigne le Divertissement à la Hongroise, oeuvre d’envergure en trois mouvements d’un autre viennois célèbre, Franz Schubert.
Ce projet rassemble plusieurs chefs-d’oeuvre de la musique pour piano à quatre mains, répertoire méconnu d’une richesse inestimable, avec un programme dans lequel s’estompent les frontières entre musique dite savante et musique populaire.
Mélodies viennoises
Programme :
Franz SCHUBERT (1797 – 1828)
Fantaisie en fa mineur
Aux trois chefs-d’œuvre à quatre mains de 1824 (le Grand Duo, les Variations en la bémol et le Divertissement à la hongroise), répondent les trois chefs-d’œuvre de 1928, peut-être plus élevés encore, en tous cas plus resserrés et plus denses : la Fantaisie en fa mineur, l’Allegro en la mineur et le Grand Rondeau en la majeur. Parmi eux on accordera sans doute la palme à la Fantaisie en fa mineur, peut-être la plus belle œuvre jamais écrite pour quatre mains, et l’une des confidences les plus profondes, les plus bouleversantes de son auteur. Longuement travaillée entre janvier et avril 1828 (elle fut entendue pour la première fois dans l’intimité des amis de Schubert le 9 mai), cette Fantaisie est dédiée à la princesse Caroline Esterhazy, qui fut, on le sait, « l’immortelle bien-aimée » de Schubert. Amour impossible, tant à cause de la maladie qui rongeait le compositeur que de la différence de classe sociale.
La Fantaisie en fa mineur reprend, mais sur un plan d’inspiration beaucoup plus élevé et personnel, et avec une plus grande maîtrise, le plan de Wanderer-Fantaisie de 1822 : quatre parties enchaînées dans l’ordre de la sonate traditionnelle. Il existe peu d’entrées en matière aussi envoûtante qua celle de l’Allegro initial
Divertissement à la hongroise en sol m D 818
Le 2 septembre 1824. Schubert entendit, chantée par une jeune servante du château des Esterhazy, une mélodie hongroise qui le fascina au point qu’il la nota immédiatement et en fit un court morceau de piano. Mais cette Mélodie hongroise (en si mineur) ne fut retrouvée et publiée qu’en 1928. L’air, cependant, devint l’élément principal du troisième mouvement, le plus développé, du Divertissement à la Hongroise à quatre mains composé en automne, après le retour de Schubert à Vienne. Le titre de cette partition correspond exactement à ce que l’auteur a voulu y mettre : pas de stricte forme sonate, pas de développements thématiques, mais une libre succession de ravissantes idées mélodiques, une espèce de rhapsodie, une délicieuse flânerie musicale, un regard en arrière à la fois souriant et nostalgique vers l’heureux passé en Hongrie. Schubert ne nous propose nullement quelque imitation à la mode du folklore hongrois (que son époque confondait d’ailleurs avec le folklore tzigane, erreur dans laquelle même Liszt devait encore tomber!). Il s’agit plutôt d’une stylisation des plus subtiles, telle qu’on la trouve également dans les finales, du Quatuor en la mineur et du Quintette en ut. Les deux mouvements extrêmes du Divertissement à la Hongroise, tous deux au ton principal de sol mineur, enchâssent un morceau central beaucoup plus bref, une Marche très simple en ut mineur. Le premier mouvement Andante aligne sans transitions, à la manière d’un pot-pourri trois complexes thématiques. Le thème d’introduction, au parfum immédiatement magyar, fait un peu office de refrain d’un très libre rondo. Le deuxième thème, en mi bémol majeur, souple et élégant, accélère l’allure et se voit varié avec une richesse d’invention inépuisable. Une libre cadence de la voix supérieure (ici, Schubert a peut-être pensé au cymbalum) interrompt cet enchantement, ramène brièvement le thème initial et introduit ensuite le troisième thème, en si bémol majeur, dont le caractère héroïque et fortement scandé contraste du tout au tout avec la musique entendu-jusqu’ici, mais qui abrite en lui-même contraste d’une sorte de trio en ré m d’une grande beauté mélodique et d’unité calme tristesse. La cadence de cymbalum le premier thème terminent le morceau par une sorte de coda.
Une marche toute simple, murmurée à mi-voix, eu ut mineur avec un ravissant trio folklorisant , fait office de morceau central, a la manière de quelque bref et mystérieux Intermezzo romantique. L’ample finale le plus vaste des trois morceaux et le plus « hongrois », le plus inspiré et le plus riche également, en parait d’autant plus éclatant et coloré. Ici règne la joie de la danse, ici des rythmes bondissants et vigoureux alternent avec des épisodes tout à tour lyriques et capricieux selon les péripéties d’un libre rondo, assez semblable au premier mouvement quant a la forme. Ici comme là, nous trouvons un thème introductif faisant fonction de refrain, un deuxième thème dans lequel nous reconnaissons la « Mélodie hongroise » notée à Zseliz (transposée ici en ut mineur) et qui alterne lui-même avec un trio contrastant sol mineur, enfin un troisième groupe qui, par son extension et sa diversité, est un véritable complexe thématique : un Maestoso retenu en si bémol majeur, puis un épisode « guerrier » en fa dièse mineur, environné de gracieuses mélodies se répondant dans les registres extrêmes du clavier et soudainement interrompu par un extraordinaire et limpide choral en fa dièse majeur. Le morceau tout entier, baignant dans clair-obscur typiquement schubertien de l’opposition majeur/mineur, captive par son inépuisable richesse d’imagination. L’œuvre s’éteint pianissimo, ce qui prouve que Schuhert n’avait nullement en vue un brillant morceau de concert, mais seulement une musique divertissante et agréable à jouer dans l’intimité du foyer. Sauf au disque, notre siècle n’a plus guère de place |mur ce genre de musique !..
Johannes BRAHMS (1833 – 1897)
Seize valses opus 39
Comme Schubert, Brahms appréciait le piano à quatre mains, cette forme si germanique, du plaisir musical de l’intimité. Dès 1849, à Hambourg, il publia sous le pseudonyme de G. W. Marks un Souvenir de la Russie, Transcription en forme de Fantaisies sur des airs russes et bohémiens pour le piano à quatre mains. Les Variations op. 23, les Valses op. 39 et les Danses hongroises témoignent de cette passion que partageait Clara Schumann. Nul doute que, pour un compositeur qui recherchait tant les effets de sonorités orchestrales au piano, le jeu à quatre mains offrait une perspective alléchante. Les deux cahiers de danses sont un hommage à Vienne, capitale de la valse et capitale de l’Empire austro-hongrois. Les Valses op. 39 ont étonné les contemporains de Brahms : Brahms faisant valser! Le dédicataire, le célèbre esthéticien Hanslick, se crut obligé de justifier son ami : « Brahms le sérieux, le taciturne, le véritable frère cadet de Schumann, écrire des valses ! Et, en plus, aussi nordique, aussi protestant, et aussi peu mondain qu’il est ! » Selon lui, Vienne était la coupable : la ville dansante, catholique, méridionale, le fief des Strauss avait contaminé le vertueux Brahms ! Et Hanslick ajoutait : « Évidemment, il ne vient à personne l’idée qu’il s’agit de véritable musique de danse, mais seulement de mélodies et de rythmes de valse mis en forme artistique, et, en quelque sorte, anoblis par le style et l’expression… » Les modèles de Brahms furent sans doute ici les Danses de Schubert, ou les pièces des op. 109 et 130 de Schumann, conçues dans le même esprit. Très simples, elles n’ont ni trio, ni introduction lente, ni coda comme les Valses des Strauss, mais retrouvent parfois la rusticité d’un ländler.